Article de Farid Djilani-Sergy sur La Sculpture du vivant,
paru dans CERTITUDES (Bevaix, Suisse) Nov/Déc 2000, p. 33-34

La mort créatrice

Le suicide cellulaire ou la mort créatrice : Voilà un sous-titre troublant à forte connotation émotionnelle et philosophique, mais c'est bien de biologie qu'il est question dans le fascinant ouvrage du professeur Ameisen.[1] Même s'il s'aventure parfois dans les champs de la connaissance transmise par les cultures et religions traditionnelles, notamment grecque et biblique. Il est toujours aléatoire de distinguer l'homme de sa fonction scientifique. L'un des rares endroits où l'auteur s'épanche concerne la partie sur le vieillissement, partie introduite par des considérations sur son enfance de survivant, et par le récit de la mort de son grand-père. Décédé sous les yeux de l'enfant qui, quarante ans plus tard, n'a toujours pas accepté. "Mais, écrit-il avec sagesse, depuis longtemps, l'essentiel n'était plus d'accepter ou de refuser. mais d'essayer de comprendre."

"VIVRE UN CONTINUEL MOURIR"[2]

Essayons donc de comprendre avec lui pourquoi vie et mort s'entrelacent en un ballet sans cesse reconstitué, à coups de "je t'aime moi non plus", au point qu'à lire l'exposé du biologiste sur la manière dont le vivant s'est façonné - au rythme d'une mort "créatrice" - on en vienne ainsi comme à apprivoiser celle-ci, tout au moins à la reconnaître moins dangereuse. La Dame à la faux a plutôt les airs d'une sœur, jumelle de la vie. C'est en tout cas les leçons d'une science toute récente, celle qui a trait au "suicide cellulaire".

Jean Claude Ameisen reconnaît volontiers que l'utilisation de la notion de suicide n'est pas neutre et qu'elle prête à discussion, puisqu'on confond dans "un même concept l'acte de se tuer soi-même et la décision d'accomplir cet acte." Or, une cellule ne se suicide pas d'elle-même, mais parce qu'on lui en a donné l'ordre, par le moyen de signaux qui lui sont extérieurs. On apprend ainsi que nous sommes des vivants en sursis, des survivants permanents. "La survie de l'ensemble des cellules qui nous composent - notre propre survie - dépend de leur capacité à trouver dans l'environnement de notre corps les signaux qui leur permettent de réprimer, jour après jour, le déclenchement de leur suicide".

Ce n'est pas l'immortalité qui semble inscrite dans nos gènes, mais plutôt cette mort dont parle le récit biblique de la création. Est-elle vraiment une malédiction, dans la mesure où la viabilité d'un embryon n'est envisageable "qu'à la condition de faire perdre rapidement à chacune des cellules qui le composent le pouvoir de donner naissance, à elle seule, à un nouvel embryon." Autrement dit, la mort sert la vie, elle en est la garante dès les origines du vivant. "L'embryon se dévore à mesure qu'il se construit, se nourrissant d'une partie des cellules qu'il fait naître et que le chant des signaux qui parcourent son corps a condamné à disparaître."[3] Nous avons besoin de la mort pour survivre, survivre à nous-mêmes, car "nous ne pouvons nous construire, et nous pérenniser, en tant qu'individus, que parce que nos cellules deviennent autres." "Je est un autre" disait déjà le poète qu'Ameisen cite en exergue à un paragraphe intitulé "La mort cellulaire et la sculpture de l'altérité".[4] Il aurait pu rappeler la fameuse parole du Christ: "Si le grain de blé ne tombe en terre et ne meurt, il reste seul; mais s'il meurt, il porte beaucoup de fruit."[5]

Ainsi, "aucune cellule n'est immortelle", affirme le biologiste, mais "le jeu de la vie avec la mort 'avant l'heure' conduit au sacrifice d'un corps au profit de la construction d'un autre, plus jeune et plus résistant." Le scientifique n'hésite pas alors à confronter ses données du terrain avec une réflexion autour du récit d'Adam et Eve qu'il relit à sa manière. Pour lui, l'immortalité, ou plus exactement "l'a-mortalité", a dû être de l'ordre de la potentialité, "puis un jour la mort s'est inscrite au cœur de l'univers vivant." Encore une fois, non pas tant comme une malédiction que comme "le prix à payer" afin que les cellules accèdent à "la complexité des corps".[6]

Soumettant le texte biblique à sa recherche de laboratoire, Ameisen en conclut: "Il semble qu'Adam et Eve n'étaient pas - n'aient jamais été - immortels. La punition de l'Éternel ne consiste pas à leur retirer l'immortalité : il ne la leur avait sans doute jamais donnée..." L'Arbre de vie jouait, selon l'auteur, un rôle de protecteur, à l'image de ces gènes protecteurs dont sont pourvus nos organismes et dont la présence "permet d'empêcher le déclenchement du vieillissement des corps, de leur stérilité et de leur mort 'avant l'heure'." Et c'est ainsi que passant d'une analyse technique et scientifique à des considérations purement philosophiques, voire théologiques, le chercheur s'aventure à émettre une hypothèse sur le ton de la sentence, oubliant sa prudence habituelle: "Au début n'était pas l'immortalité. Au début était la mort 'avant l'heure'. La chute, la faute, n'ont pas entraîné la 'naissance' de la mortalité, mais sa 'révélation', par défaut." Si cela n'est pas du concordisme! Reste à savoir si cette hypothèse est satisfaisante...

RÉPRESSION PERPÉTUELLE DU SUICIDE

On comprend mieux maintenant le jeu complexe qui se joue entre la vie et la mort dans le domaine de la biologie. Un jeu avec le feu dans la mesure où, la potentialité de la mort ou le pouvoir d'autodestruction étant intégrés en chacune de nos cellules, celles ci n'ont de cesse de réprimer, en fonction de signaux extérieurs positifs, l'appel au suicide, la mort "avant l'heure". "La vie résulte de la répression du suicide, de la négation d'une négation."

La sculpture du vivant est un livre passionnant, le phénomène de la mort cellulaire prévu pour notre survie demeure un mystère que les chercheurs eux-mêmes n'ont pas fini d'élucider ou d'explorer. C'est la pointe de l'iceberg qu'il nous est ici donné de contempler, une invitation à aller plus en profondeur.

La biologie est par définition science de la vie (Bios), comment ne susciterait-elle pas des questionnements sur le sens de la vie avec un grand V ? Et sur le sens de la mort que nos sociétés, dit-on, occultent. Jean Claude Ameisen nous la fait découvrir "créatrice". Certains théologiens, ou tout simplement le commun des mortels, la trouvent plutôt scandaleuse. Toujours est-il que le biologiste a remis au goût du jour une loi élémentaire de la vie, qui s'applique également au domaine spirituel: Naissance et renaissance passent par un mécanisme de mise à mort. Les saisons nous disent ce cycle de la mort et de la vie, ce chemin de la mort à la résurrection telle que l'a vécu le Christ.

DOUCE MORT ?

"Le pouvoir de se reconstruire est lié au pouvoir de s'autodétruire", écrit sur la fin le professeur Ameisen. Reste que ce pouvoir et ce mécanisme de mort cellulaire salutaire, que l'on a peut-être malencontreusement lié à la notion de suicide, suscitent des interrogations éthiques et religieuses, notamment en rapport avec cette autre notion qu'est la liberté.

Sans avoir toujours évité, à notre avis, les pièges de la sociobiologie contre lesquels il met lui-même en garde, Ameisen aura au moins permis de "penser le sens de la mort", comme l'écrit Emmanuel Levinas qu'il cite en tête de conclusion.[7] Mais l'auteur de La sculpture du vivant aurait-il abusivement contribué à rendre cette mort cellulaire, celle de nos vies, inoffensive et justifiée ?

Farid Djilani-Sergy

[1] La sculpture du vivant, collection " Science ouverte ", Seuil, 1999. Jean Claude Ameisen est médecin et chercheur à l'INSERM, l'un des meilleurs spécialistes de la " mort cellulaire programmée ".
[2] " Couplets de l'âme ", Jean de la Croix.
[3] Ailleurs, Ameisen est plus explicite sur nos habitudes anthropophages: " Nous nous nourrissons en permanence d'une partie de nous-mêmes. "
[4] On peut citer encore Ameisen: " Le sentiment que nous avons de la pérennité de notre corps correspond pour une grande part à une illusion. Nous sommes une mosaïque d'organes et de tissus dont certains s'autodétruisent et se renouvellent en permanence pendant que d'autres persistent en nous... " !
[5] Jean 12: 24.
[6] " Chaque jour, probablement, plus de cent milliards de nos cellules s'autodétruisent - plusieurs millions par seconde. "
[7] La mort et le temps.

Des avancées thérapeutiques en perspective
Les découvertes sur la mort cellulaire ont permis de mieux comprendre certaines maladies, tels que le cancer ou le sida. Celles-ci s'expliquent en partie par une perturbation des mécanismes gérant le " suicide cellulaire ". Le cancer fait partie de ce que Ameisen appelle les maladies de la fécondité cellulaire. Le sida que le professeur connaît bien pour avoir travaillé dans ce domaine de recherche, ou encore la maladie d'Alzheimer ou celle de Parkinson provoquent au contraire " des phénomènes de mort cellulaire massifs ", qu'il s'agisse de neurones du cerveau ou des lymphocytes T du système immunitaire. Les enjeux de la recherche autour de ce que les spécialistes appellent l'apoptose, ce phénomène naturel de mort cellulaire programmée (à distinguer de la nécrose qui suppose des lésions), sont évidemment prometteurs, non seulement pour le traitement des maladies que nous venons de citer, mais encore dans la lutte contre le vieillissement et pour sa compréhension. Cela dit, il ne faudrait pas se faire trop d'illusions, car le médecin nous prévient: " Ce que nous appelons la guérison n'est le plus souvent qu'une demi-victoire, un compromis: notre système immunitaire a réussi à confiner le virus, la bactérie ou le parasite à certains territoires du corps et à l'empêcher de trop s'y reproduire et de s'en échapper. " F. D.

Avec l'aimable autorisation de la revue Certitudes, CH-2022 Bevaix
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