Le " suicide cellulaire "

découvertes récentes et perspectives médicales

Compte-rendu de la conférence prononcée par Jean Claude Ameisen, le vendredi 3 décembre 1999, au Centre Social de Cosne

En introduction, le livre de J.C. Ameisen, La Sculpture du Vivant, a été présenté comme un " livre profondément humain " où, contrairement aux habitudes des ouvrages scientifiques, le chercheur expose les raisons personnelles de l'orientation de ses recherches.

C'est lors de la mort de son père, atteint d'un cancer du foie, maladie incurable, que la question du suicide cellulaire a pris corps théoriquement dans l'esprit de J.C. Ameisen. Cette mort l'interpelait à tous les niveaux de sa personne : d'abord au plan personnel, intime, par la disparition de son père, ensuite en tant que médecin, impuissant face à la mort, et enfin en tant que chercheur, car il lui a semblé alors que les questions essentielles de la mort n'avaient pas été envisagées dans toute leur étendue. Jean Claude Ameisen, professeur d'immunologie à l'université Paris-VII et au centre hospitalier universitaire Bichat, spécialiste de l'étude des cellules, a donc posé le problème de la signification de la mort en biologie.

Contrairement aux apparences, la vie et la mort ne sont pas radicalement antagonistes. Le corps humain, par exemple, est une colonie de cellules hétérogènes, dont beaucoup meurent (s'autodétruisent) pour permettre le renouvellement organique. Il en est de même pour des colonies plus simples et diffuses, telles que les collectivités bactériennes. En fait, le corps des vivants complexes ne fonctionne pas très différemment d'une collectivité de bactéries. Dans tous les cas, mourir, c'est tout simplement céder la place à ce qui naît. Les cadavres de cellules sont autant de produits nutritifs ingérés par celles qui restent ; ces produits permettent à celles-ci de survivre et de se multiplier en se divisant un certain nombre de fois. En bref : tout se passe comme si le tout ne pouvait persévérer dans l'être que par le suicide de la partie.

I° La mort créatrice : la sculpture du vivant.

On a longtemps considéré la mort comme l'incapacité de résister aux agressions de l'environnement, du temps, de certains facteurs extérieurs. Or, sans méconnaître qu'une cellule puisse être détruite directement par une agression quelconque (par exemple, un acide), il existe un autre phénomène : la capacité d'une cellule de s'autodétruire en quelques heures. La vie se définit alors essentiellement comme ce qui résiste, non pas aux agressions extrinsèques, mais à cette autodestruction interne. D'ailleurs, la capacité de résister à une agression extérieure dépend elle-même de l'aptitude de certaines cellules à se sacrifier pour la survie du tout. Un organisme attaqué par un virus, un micro-organisme, un parasite se défend souvent en pratiquant la politique de la terre brûlée, c'est-à-dire en commandant l'autodestruction de toute la zone infectée (phénomène spectaculaire chez certaines plantes). Cette aptitude à l'autodestruction est donc tout à fait vitale au plein sens du terme. Quand une cellule meurt, c'est, la plupart du temps, qu'elle " cesse de s'empêcher de se tuer " ; la vie apparaît alors comme la négation d'un événement négatif, la négation de l'autodestruction.

Evidemment, le suicide cellulaire n'intervient pas seulement comme une politique de défense paradoxale. Ce phénomène a essentiellement pour fonction de sculpter la vie, avant même de la défendre. La mort est créatrice, et la création est sculpture. Un organisme se forme en multipliant ses cellules, mais aussi en détruisant une foule d'entre elles, comme le sculpteur élimine une quantité considérable de pierre en donnant ses coups de burins. Ce phénomène d'autodestruction se remarque dès l'embryon : en l'absence de toute maladie, une cellule peut se tuer. Par exemple, règle fréquente, une cellule toute seule, qui ne perçoit plus de signaux émanant des autres cellules, finit par se suicider. Elle ne peut vivre seule.

Le corps peut ainsi se concevoir comme une société interdépendante. La mort est une possibilité permanente de chaque cellule, mais la communauté cellulaire l'empêche jusqu'à un certain point. En fait, la capacité de déterminer la vie et la mort fait partie intégrante de cette vie collective : on parle d'ailleurs de " démocratie cellulaire ", le tout primant sur la partie. Dans l'embryogenèse, la vie et la mort jouent un rôle complémentaire.

La formation des doigts illustre parfaitement cette complémentarité. La main n'est au départ qu'une sorte de moufle, dont les doigts se différencient par le suicide des cellules composant les tissus qui les réunissent. Le même phénomène intervient pour différencier les oiseaux aquatiques des oiseaux terrestres, qui perdent leurs palmes interstitielles au cours de l'embryogenèse. Même chose dans la genèse des organes sexuels : l'embryon est doté, au début, d'une esquisse des appareils génitaux mâle et femelle, et, en fonction de l'information génétique, les cellules de l'un ou de l'autre s'autodétruisent. Corrélativement, on observe des différenciations analogues à l'intérieur du système nerveux : chez le canari, tout embryon comporte au départ les neurones capables d'intervenir dans l'élaboration du chant nuptial ; mais ces neurones finissent par mourir chez la femelle, qui ne chante pas.

II° La formation de la complexité.

En sculptant l'organisme, le suicide cellulaire détermine au bout du compte ce qu'on appelle la complexité : comment parviennent à se construire des structures complexes, qui dépassent, et de loin, les simples instructions fournies par les gènes. L'embryon construit un système de connexions au-delà de l'information génétique. La construction de l'embryon est modulaire, elle se fait par parties, d'abord indépendantes, mais qui finissent par se rejoindre et par former des interactions.

La construction du système nerveux, par exemple, illustre ce scénario de la complexité. Le système nerveux humain comporte quelque cent milliards de neurones. Le codage génétique détermine l'apparition des neurones, mais c'est le suicide cellulaire qui réussit le montage final. Tous les neurones sont génétiquement programmés pour former un axone, sorte de long filament qui permet la connexion avec d'autres cellules, un peu comme un câble électrique ; ils sont également programmés pour voyager à l'intérieur de l'organisme. Or, les neurones finissent par se détruire, sauf s'ils rencontrent un autre neurone ou toute autre cellule avec laquelle une connexion est possible (ces cellules-partenaires envoient des signaux permettant la connexion). Le neurone se suicide ainsi dans deux cas : a) s'il ne rencontre rien avec quoi établir une connexion (synapse) ; b) s'il rentre en contact avec une cellule non-partenaire. Les neurones qui ont mal voyagé meurent de cette façon. En définitive, un corps est constitué de réseaux de survivants qui se connectent avec d'autres réseaux de survivants. Le voyage des neurones est déterminé génétiquement, mais la complexité naît en quelque sorte du hasard des rencontres. Des phénomènes analogues expliquent également la construction du système immunitaire, composé de milliards de lymphocytes.

III° Les règles du jeu.

La mort est potentielle, la capacité à s'autodétruire est programmée génétiquement ; mais, comme on l'a vu, le destin individuel de chaque cellule n'est pas prédéterminé. La formule du suicide cellulaire est la suivante : la cellule meurt, non parce qu'un signal extérieur la tue directement, mais parce qu'elle se tue en fonction des signaux (ou de l'absence de signaux) auxquels elle est confrontée dans ses rencontres. En un sens, quand une cellule meurt, c'est elle qui " décide ".

Le thème de la " décision " ne doit pas néanmoins tromper. Pour développer une analogie tirée de l'Histoire, on peut dire qu'il s'agit d'un suicide contraint, un peu comme celui de Socrate, ce qui écarte la notion trop facile d'un " libre-arbitre " des cellules. Même si la destruction dépend de la cellule elle-même (même si c'est Socrate qui accomplit tout seul le geste le geste fatal), il n'en reste pas moins que c'est un contexte global qui contraint l'individu à se donner la mort. En outre, il s'agit d'un suicide sans espoir de retour. Au Japon, on emploie des aides pour accompagner ceux qui vont se faire " hara-kiri " dans leurs derniers moments. Mais, au cas où le suicidaire serait tenté de renoncer, l'aide est chargé de l'exécuter. Or, une colonie de cellules fonctionne " à la japonaise ". Une cellule en train de se tuer implose et se détache de ses voisines, elle se détruit en se rétrécissant, elle part ensuite en morceaux qui sont ingurgités par les autres cellules avoisinantes. Mais elle ne saurait revenir en arrière, car même si elle s'arrêtait dans son processus d'autodestruction, elle serait ingérée quand même. Ainsi, le suicide cellulaire ne consiste pas à se tuer en toute liberté.

IV° Exemples de suicides.

L'autodestruction rapide et constante des cellules de la peau est un exemple : notre peau, contrairement aux apparences, n'est jamais la même, elle se renouvelle indéfiniment. En ce qui concerne des territoires cellulaires persistant, comme l'ensemble des neurones, la différence est de degré, mais pas de nature : en cas de fracture de la moelle épinière, les neurones coupés de tout signal se tuent également. On retrouve ici une des règles fondamentales de la colonie cellulaire : une cellule qui ne perçoit plus aucun signal de la communauté s'autodétruit très rapidement.

Autre exemple. Dans certaines circonstances (infections), les ganglions poussent. En fonction du signal transmis par l'agent pathogène, les cellules se multiplient très vite, il s'en crée des centaines de milliards. Mais, au bout de quinze jours environ, elles s'autodétruisent pour ne pas envahir l'organisme; seules subsistent des cellules-mémoire qui iront renforcer le système immunitaire. Les maladies auto-immunes correspondent, du reste, à un déficit de suicide : certains facteurs empêchent l'autodestruction des cellules défensives qui prolifèrent alors et se retournent contre l'organisme.

Un phénomène cyclique, les règles des femmes, illustre également le suicide cellulaire : des hormones favorisent l'autodestruction des cellules de l'utérus. Différemment, mais selon le même schéma, l'EPO pris par certains sportifs ne fabrique pas des globules rouges, comme on l'a raconté ; il contient simplement des produits qui les empêchent de se tuer naturellement.

Même dans un petit ver blanc composé de mille cellules analogues, il y a des phénomènes d'autodestruction, même si, bien évidemment, il y a des naissances cellulaires en même temps. Chez le petit ver, on sait qu'un gène contrôle la fabrication d'exécuteurs qui vont permettre à la cellule de s'autodétruire, un autre gène contrôle celle de protecteurs qui vont empêcher le suicide, et un troisième gène celle d'outils permettant aux cellules survivantes de manger les mortes. Chez l'homme, chacune des trois tâches est contrôlée par 15 gènes, ce qui laisse du choix. Beaucoup de suicides cellulaires interviennent chez l'homme, mais ils ne sont pas tous de même nature.

Certaines maladies sont dues à la disparition anormale et excessive de cellules. Par exemple, la maladie d'Alzheimer, ou celle de Parkinson. On pensait jadis que la disparition était due à l'agression des cellules nerveuses par diverses substances. En réalité, il semble bien s'agir d'un excès de suicide. Ces cas sont assez proches d'une maladie dégénérative de l'oeil qu'on trouve chez la souris. En fait, en introduisant un gène protecteur ou des médicaments qui bloquent les exécuteurs, on parvient à empêcher la disparition de la rétine chez ces animaux. C'est l'anomalie de l'environnement qui entraîne le suicide, certes, mais les cellules ne sont pas détruites directement par un facteur extérieur. Dans le cas d'accidents vasculaires cérébraux humains, le manque d'oxygène n'empêche pas la cellule de survivre comme on le croyait, mais il exige le suicide.

Le cancer est la situation caricaturale de la cellule qui refuse de s'autodétruire. Le cancer ne vient pas de ce que la cellule se multiplie trop (heureusement qu'il existe une multiplication des cellules, nécessaire à la survie et à la réparation de l'organisme), mais de qu'elle devient incapable de s'autodétruire en présence des signaux habituels. De fait, une anomalie génétique quelconque les empêche de se tuer. Or, la chimiothérapie, la radiothérapie ne tuent pas ces cellules , elles les forcent à se tuer elles-mêmes. Il serait d'ailleurs intelligent d'entraîner par des médicaments le suicide, non pas des cellules tumorales, mais celui des cellules normales exploitées par les tumeurs : les cellules des vaisseaux sanguins qui nourrissent la tumeur. Car chaque cellule cancéreuse, dans une même tumeur, est un cas d'espèce, ce qui présente au total une multitude innombrable d'anomalies génétiques, difficiles à combattre de front. Il est donc plus sensé de combatte des cellules nourricières, normales, et à peu près identiques.

Il y a des plantes qui s'autodétruisent très bien en présence d'un agent infectieux en faisant des trous : stratégie de la terre brûlée, qui consiste à placer l'agent pathogène au milieu d'un vide où il ne peut plus subsister. Mais ce genre de plante a tendance à faire des trous pour le moindre corps étranger, confondu avec un réel agent pathogène : goutte d'eau ou insecte inoffensif. Elles finissent souvent par mourir à force de faire des trous.

Certains virus bloquent le suicide des cellules qu'ils investissent pour vivre, cela explique la pré-cancérisation liée aux virus. Dans des conditions normales, le système immunitaire se charge du nettoyage ; mais dans des conditions anormales (ex : SIDA), le corps développe des cancers d'origine virale.

V° La démocratie cellulaire.

Ces exemples dévoilent un principe : celui de l'utilité collective. La cellule est " altruiste " : elle sait disparaître au profit de l'ensemble. Or, l'altruisme est né de combats " égoïstes ", de luttes pour la survie. La collectivité des cellules, pour survivre, donne l'ordre de se sacrifier à une partie d'elle-même. Ce phénomène date sans doute des premières symbioses, entre bactéries et virus.

Le suicide cellulaire est très ancien, on le trouve chez des unicellulaires tels que les bactéries. Mêmes les bactéries sont exposées à des agents infectieux, des unicellulaires plus petits, tels que les virus ou les plasmides. Le destin de la colonie de bactéries et du virus qui l'attaque sont étroitement liés. Le suicide des bactéries attaquées intervient pour sauver le reste : politique de la terre brûlée. Mais le virus voyage et attaque une autre partie de la colonie qui se suicide à son tour, et ainsi de suite, sachant que chaque suicide fournit aussi de la nourriture aux bactéries qui restent, ce qui leur donne la force de se multiplier. Un tel processus n'a plus de fin ; c'est une symbiose : la symbiose lie en fait des ennemis qui ne peuvent revenir en arrière, la seule solution à la nuisance, c'est la mort de certaines bactéries pour sauver les autres.

On peut alors parler d'une démocratie bactérienne, mais cette démocratie fonctionne pour les besoins de la guerre. Le vote se fait à la majorité et il faut que celle-ci soit représentative, c'est-à-dire qu'un quorum soit atteint. C'est ce qui se passe au niveau des signaux que les bactéries émettent. La décision de se tuer est en fait une décision collective. Il s'agit d'une démocratie d'essence totalitaire, où une majorité représentative décide de sacrifier la minorité la plus exposée au virus.

VI° On n'a rien sans rien...

Le monde des cellules est le monde des morts prématurées : il est rare qu'une cellule soit tuée directement par un agent extérieur. En général, une cellule meurt avant que d'être tuée. Bien évidemment, la mort peut être plus ou moins prématurée, le suicide cellulaire peut advenir avec des fréquences très différentes en fonction des organismes, et en fonction des types de cellules à l'intérieur d'un même organisme.

Les différences de fréquences ne sont ni des avantages ni des inconvénients. " La seule vertu de l'évolution, c'est d'être là " : elle crée du viable, mais jamais sans prix. Un gène manquant entraîne le vieillissement prématuré extraordinaire de certaines souris qui, en revanche, n'ont pas de cancer. Une autre anomalie génétique retarde considérablement le vieillissement du petit ver ou de la drosophile, mais les sujets sont stériles. Apparemment, mourir plus jeune est le prix à payer pour la robustesse et la procréation. Ce qui est avantage pour l'espèce peut être inconvénient pour l'individu, et, inversement, ce qui favorise l'individu peut compromettre la survie de l'espèce. On n'a rien sans rien.

Cette loi de l'évolution se retrouve à l'échelle même de la cellule. Il n'existe pas de symétrie entre la cellule-mère et la cellule-fille : la fille n'est pas en tout point semblable à la mère, contrairement à ce qu'on a cru. Même dans une cellule, il y a vieillissement et mort, la mère vieillit et meurt au bout de quelques divisions. On ne peut fabriquer du neuf sans prix, tout vivant disparaît pour la survie de l'espèce.

DÉBAT

Une intervention a souligné qu'on pouvait tracer une analogie entre la chimie et la biologie. Dans les deux cas, tout se passe comme si créer de l'ordre ici revenait à ajouter du désordre ailleurs.

D'autres intervenants ont insisté sur les possibilités de destructions directes de la cellule, indépendamment du suicide cellulaire proprement dit : bain d'acide, brûlure, écrasement, " momification " réalisée par les laboratoires d'analyses. On a également demandé s'il existait une mort naturelle des cellules, différente de la destruction directe et de l'autodestruction. La question ne semble pas, à ce jour, posséder de réponse définitive. L'autodestruction et la mort naturelle se confondent peut-être en dernier ressort. Les liens entre le vieillissement cellulaire et le suicide cellulaire sont complexes et encore mal compris.

On a insisté à nouveau sur les causes du suicide. Le suicide peut venir de la " solitude " : absence totale de signaux ; de signaux comportant des injonctions de mourir ; ou de l'absence de signaux ordonnant de survivre.

Les dernières questions ont porté sur les difficultés matérielles et sociologiques de la recherche scientifique. De fait, il n'y a pas de recherche frontale en science : il faut chercher là où il n'y a pas de rapport direct avec le problème, mais cela entraîne malheureusement un manque de crédit ! La recherche vit dans un paradoxe permanent. On ne s'intéresse pas à la drosophile, alors qu'étudier la drosophile va peut-être contribuer à résoudre les problèmes du cancer... De même, qui sait si l'étude du petit ver ne permettrait pas de résoudre la question de la maladie d'Alzheimer... La société devrait traiter toute recherche avec considération. Cette remarque rejoignait le débat lancé dans la salle avant le début de la conférence et permettait ainsi d'insister une nouvelle fois sur le rôle essentiel de la Culture dans la formation et la vie de tout adulte, si celui-ci veut pouvoir se conduire en être responsable de ses choix et de ses décisions. Qu'il soit chercheur, comme cela venait de nous l'être démontré au cours de cette conférence, ou simple citoyen dans une démocratie.

Luc Paul Roche
Club-Réflexion du Lycée George SAND
Cosne-sur-Loire
http://www.multimania.com/cerclereflexion