HORS-SÉRIE SCIENCES ET AVENIR OCTOBRE/NOVEMBRE 2000,
" La finalité dans les sciences. Le sens de la vie ", p. 98 :

Le Point de vue de Jean-Michel Besnier

Professeur de philosophie a l'Université de Technologie de Compiegne,
jean-michel.besnier@utc.fr

La fin de la vie

" La mort ne se contente
pas d’expliquer la vie, elle
la façonne et la sculpte "

Devinette qu'est-ce qui résiste le plus à l'intelligence des hommes et suscite depuis toujours des trésors de spéculations ? Réponse : la mort, cet anéantissement qui terrifie tout ce qui a conscience d'exister, ce dissolvant de la mémoire et de l'identité personnelle. La mort qui, sans le secours des mythes, de la philosophie ou de la religion, paraît le comble de l'absurde. La mort qui confère son sens à la vie, comme le point final donne sa chute et sa cohérence à l'histoire qu'on raconte. Bénis soient ceux qui se contentent de cette justification formelle et se disposent à quitter la scène de leur existence en disant: c'est assez, merci la vie ! L'essentiel de notre culture s'obstine à nier ce rien qui dissipe tout: la mort n'est, dit-on, qu'une illusion liée à l'individu, en réalité un passage, le sas vers une autre vie ou la porte étroite ouvrant sur un retour éternel. Elle n'a pas de sens, sinon celui d'ouvrir l'horizon de tout sens. Que chacun trouve donc la force de se concilier cette perspective et d'envisager sa propre fin comme la condition de la sauvegarde d'un tel horizon. Et si l'on est fâché avec le monde, comme Schopenhauer, fermons les perspectives, en refusant que notre vie engendre une autre vie avant de s'effacer. Veillons, en ce cas, à ce que notre mort s'apparente à la " finalité sans fin ", par quoi Kant désigne la beauté désintéressée.

L'arsenal des solutions destinées à inscrire la mort dans les desseins de la vie reçoit désormais le concours de la biologie. Selon des voies quelquefois paradoxales. A côté des scientifiques qui jugent que la mort ne sert à rien, qu'elle est biologiquement arbitraire et qu'elle serait indéfiniment repoussée si l'on savait supprimer le vieillissement qui la favorise (cf. Biologie de la mort, de André Klarsfeld et Frédéric Revah, Odile Jacob, 2000) à côté de ceux-là, il y a les théoriciens de la mort utile. Leurs thèses ne surprennent pas le lecteur de Schopenhauer : mourir, selon eux, ce n'est jamais que permettre la transmission optimale de ses gènes. La mort possède ici une finalité : favoriser la lignée des héritiers issus de nos cellules germinales. Auteur du Gène égoïste, Richard Dawkins désenchante à sa façon le monde des spéculations philosophico-religieuses, mieux que ne l'ont fait les philosophes matérialistes : nos gènes sont potentiellement éternels, explique-t-il, dans la mesure où ils assurent une reproduction d'eux mêmes, au sein de ces éphémères " machines à survie " que sont nos corps. Soit. L'essentiel n'est donc pas dans ma fragile enveloppe corporelle mais dans cette bibliothèque de gènes dont les généticiens reconstituent aujourd'hui l'alphabet. Cette conception ne m'émeut guère, et ne résout nullement le mystère de l'attachement affectif que j'éprouve pour mon corps ! Avec elle, la mort demeure pour moi un non-sens.

Me surprennent davantage les travaux des biologistes qui montrent que la vie est redevable à la mort, à chaque instant. Je songe aux recherches sur la mort cellulaire programmée, ce qu'on nomme " l'apoptose ". Veut-on assigner à la mort une finalité non-métaphysique que l'on trouve, avec elles, matière à penser. La mort ne se contente pas d'expliquer la vie, elle la façonne dès le stade embryonnaire, elle la " sculpte ", comme le démontre Jean-Claude Ameisen (cf. La Sculpture du vivant Le suicide cellulaire ou la mort créatrice, Seuil 1999) : " C'est la mort cellulaire qui, par vagues successives, sculpte nos bras et nos jambes à partir de leurs ébauches, à mesure qu'elles grandissent, de leur base vers leur extrémité. [... ] Notre main naît tout d'abord sous la forme d'une moufle, d'une palme, contenant cinq branches de cartilage qui se projettent à partir du poignet et préfigurent nos doigts. La mort fait alors brutalement disparaître les tissus qui joignaient la portion supérieure de ces branches, individualisant nos doigts et transformant la moufle en gant " (p. 31). Le processus est le même pour le cœur ou pour le tube digestif. Ainsi la mort, traditionnellement associée à la décomposition des corps, se laisse-t-elle expliquer par analogie au sculpteur dont Aristote se servait pour illustrer la théorie des causes finales ! Le paradoxe est à son comble, même si j'entends bien le biologiste se défendre du soupçon d'anthropomorphisme : décrite comme " suicide cellulaire " ou " mort programmée ", l'apoptose reste un mécanisme dénué d'intentionnalité. Evidemment. Mais les mots sont là, qui me disent que la mort n'est pas anéantissement mais pourvoyeuse d'ordre et d'équilibre" le seul projet reconnaissable dans les organismes vivants " (Henri Atlan). Cela est tellement vrai que la maladie relève la plupart du temps d'un dysfonctionnement de la mort ! Le cancer, par exemple, quand des cellules " refusent " de se suicider et se dédoublent sans fin, en imposant à l'organisme leurs altérations génétiques. Autre exemple, la maladie d'Alzheimer, quand les neurones se suicident en masse, sans raison. Inhibition ou déclenchement anormal de la mort... qui tue alors ce qui vivait grâce à son programme.

Jean-Michel Besnier