-Dans un livre intitulé La Sculpture du vivant, Jean-Claude
Ameisen explique quelles nouvelles lumières la notion de “suicide
cellulaire” jette sur les relations entre la vie et la mort à
l’intérieur de nos corps.
“La mort est un principe créateur du vivant”
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Jean-Claude Ameisen, un savant accessible et cultivé
aimant citer Eluard ou Homère. Photo Bruno
Amsellem |
Lyon capitale : Pourquoi vous êtes-vous intéressé au
suicide cellulaire ?
Jean-Claude Ameisen : C’est au détour de mes recherches sur
les maladies que j’ai commencé à m’intéresser à cette notion.
C’était le début des années quatre-vingt-dix, je venais d’apprendre
que mon père était malade d’un cancer incurable. Cela m’a amené à
réfléchir à ce qu’était la mort, non seulement à travers la
vieillesse et la maladie, mais aussi chez un individu sain. Nous
savons aujourd’hui que toutes les cellules de nos corps ont le
pouvoir de s’autodétruire en quelques heures. Mais ces cellules
possèdent aussi des éléments protecteurs permettant l’empêchement de
ce suicide. Leur survie, notre survie, dépend donc d’un fragile
équilibre qui, jour après jour, résulte de la capacité de ces
cellules à percevoir les signaux qui empêchent cette
mort.
Nous apprenons avec vous qu’une révolution concernant
les représentations de la mort est en train d’avoir lieu. En quoi
consiste-t-elle ?
Jusqu’à maintenant, on avait de la mort l’image d’une
faucheuse brutale. À cette idée ancienne se juxtapose aujourd’hui
une représentation radicalement nouvelle, celle du suicide
cellulaire jouant le rôle d’un sculpteur du vivant. Cette nouvelle
vision bouleverse aussi l’idée que nous nous faisons de la vie. Tout
a commencé il y a un siècle par l’observation de cellules qui
mouraient au cours du développement de l’embryon. Or un embryon,
c’est sain et non malade. Pourquoi fait-il disparaître des cellules
qu’il a patiemment élaborées ? On a depuis constaté que la mort
massive de cellules embryonnaires était quelque chose de normal, lié
à l’élaboration d’une forme. En effet, pour construire une forme, le
vivant ajoute, mais il retire également. Une main, par exemple, se
construit d’abord comme une moufle. Puis à un moment, il y a des
signaux qui sont émis et qui vont entraîner l’autodestruction des
tissus qui lient les doigts, ce qui aboutit à leur
individualisation. Chez les espèces aquatiques, ces phénomènes sont
absents, ce qui entraîne l’apparition de pattes palmées. On comprend
par-là quelle est la puissance du suicide cellulaire comme outil. Et
dans toute une série d’autres phénomènes, de la construction du
cerveau au fonctionnement du système immunitaire, la mort apparaît
également comme un principe créateur du vivant.
Mais il existe aussi un suicide cellulaire anormal, qui
intervient dans certaines maladies. Quelles nouvelles possibilités
thérapeutiques cette découverte peut-elle entraîner
?
Dès lors que les cellules possèdent des mécanismes qui leur
permettent de s’autodétruire, on peut se demander : est-ce que le
dérèglement de ces mécanismes ne pourrait pas provoquer aussi des
maladies ? Cela semble être le cas avec le virus du sida, qui cause
le suicide de cellules sans les infecter. C’est également le cas
avec les cancers, qui résultent au contraire du blocage du suicide
cellulaire, ou encore avec la maladie d’Alzheimer et celle de
Parkinson. L’idée nouvelle est la suivante : ce qui cause la maladie
ne détruit pas les cellules, mais modifie la manière dont les
signaux qui contrôlent la vie et la mort sont émis ou perçus par les
cellules. Alors, si on parvient, malgré la présence d’un agent
infectieux agresseur, à empêcher par des médicaments les cellules de
répondre à ces signaux en s’autodétruisant, on réussira à empêcher
la maladie de se développer. Cette démarche expérimentale a été
utilisée depuis quatre ou cinq ans chez l’animal et donne des
résultats tout à fait spectaculaires.
Quel éclairage les découvertes actuelles jettent-elles
sur le vieillissement ? Existe-t-il par exemple une durée de vie
maximale pour l’homme ?
Il
existe pour toutes les espèces animales une longévité naturelle
maximale. La question, c’est de savoir par quoi elle est déterminée.
Est-ce que des modifications très minimes, soit des gènes, soit de
l’environnement, ne pourraient pas l’allonger ? Il n’y a pour
l’instant qu’un seul exemple, qui a été publié il y a quelques mois.
On a remarqué que chez la souris, l’ablation d’un gène qui contrôle
l’autodestruction rallonge la longévité. Et la bonne nouvelle, c’est
que, quand on augmente cette longévité, on ne fait pas vivre plus
longtemps un animal vieux, mais un être jeune et fécond, qui
vieillit plus tard et qui meurt plus tard. Ce que je crois
important, c’est que le nouveau regard qui provient de l’examen du
suicide cellulaire peut aussi permettre une compréhension différente
des mécanismes déterminant la longévité. Mais un individu n’est pas
la somme de ses cellules. Il a une histoire qui ne dépend pas que de
son être biologique.
Au début du XIXe siècle, Bichat définissait la vie
comme “l’ensemble des forces qui résistent à la mort”. Que
pensez-vous de cette formule ?
Dans un livre intitulé Le Cristal et la Fumée, Henri Atlan
disait dans un sens différent : “La vie est l’ensemble des fonctions
capables d’utiliser la mort.” Si je devais faire un lien entre cette
définition et celle de Bichat, je dirais que la vie est l’ensemble
des fonctions capables de résister à la mort, en l’utilisant. Comme
je l’ai expliqué, la mort qui était comprise comme un événement
uniquement porteur de désordre, un échec à persister, joue un
rôle extrêmement important, contre-intuitif, dans des phénomènes
essentiels de la vie. Et il n’est plus un domaine de la biologie et
de la médecine qu’on ne puisse réinterpréter aujourd’hui grâce à
cette nouvelle grille de lecture.
Propos recueillis par Pierre Tillet
La
sculpture du vivant. Le suicide cellulaire ou la mort créatrice,
Jean-Claude Ameisen, Seuil, 338 pages.
Internet :
http://lasculptureduvivant.free.fr
Repères Né à
New York en 1951, Jean-Claude Ameisen est professeur d’immunologie à
Paris 7 et au centre hospitalier universitaire Xavier Bichat. Il a
publié l’année dernière La Sculpture du vivant, dont il est venu
débattre en mars à la Villa Gillet. Un ouvrage qui est le fruit d’un
cheminement long mais limpide “fait de plongées à l’intérieur de nos
corps et de nos cellules, de voyages à travers les branches du
buisson du vivant”. Jean-Claude Ameisen y synthétise les recherches
actuelles en biologie concernant le “suicide cellulaire”. Cette
notion, encore confidentielle il y a dix ans, donne lieu aujourd’hui
à de très nombreuses questions. Un nouveau domaine de recherche
émerge qui livrera peut-être les clés d’autres procédures
thérapeutiques, voire d’une plus grande longévité.
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