Article d’Emmanuel Monnier,
publié dans le Dossier
de Science & Vie n° 210, mars 2000 : " La vie au
tout début ",
pages 102 à 108 (interview de Jean Claude Ameisen)
Mort cellulaire : un sculpteur inattendu
A peine esquissé, l’embryon
se débarrasse déjà de nombreux tissus.
Une élimination programmée, à laquelle les cellules détruites
participent elles-mêmes. Mais comment d’aussi implacables mécanismes
ont-ils pu s’introduire au cœur du vivant ?
Une centaine de cellules :
c’est tout ce que possède, au cinquième jour de sa vie, cette
petite sphère qu’on appellera désormais embryon. Cent cellules
qu’on aimerait croire extrêmement précieuses. Mais pour bon nombre
d’entre elles, l’aventure est déjà terminée. Elles se contractent,
se fragmentent. Bientôt elles seront mortes. Accident de parcours ?
Non, cette mort est " programmée ", et la cellule y participe
activement. Programmée et utile, car en créant du vide au sein
de l’embryon, elle permettra aux cellules de migrer vers d’autres régions
où, confrontées à de nouveaux signaux, elles construiront
des tissus différents.
Cette mort porte un nom : apoptose. Et elle interviendra durant tout le
développement embryonnaire, pour ciseler les organes et sculpter leur
forme. Des hécatombes successives viendront séparer les doigts,
éliminant les tissus qui les lient les uns aux autres ; ou feront
disparaître l’ébauche de queue, à l’extrémité
de la colonne vertébrale, au cours de la huitième semaine. Les
reins, eux, subiront une série de métamorphoses, et seule une
petite partie sera conservée pour façonner les reins humains définitifs.
Comme un soutènement qui se retire au profit d’un tissu apparu plus récemment
dans l’évolution du vivant.
Les cellules, avant de disparaître, se contractent, condensent leur noyau
et le cytoplasme qui l’entoure, puis se fragmentent en une multitude de petits
morceaux qu’absorberont leurs voisines : contrairement à l’anarchie
qui règne dans les destructions accidentelles, la mort par apoptose est
une mort " propre ", ordonnée.
Par quels mécanismes un tissu s’engage-t-il ainsi vers sa propre disparition ?
C’est en étudiant le développement embryonnaire d’un minuscule
ver, appelé caenorhabditis elegans, que les biologistes ont commencé
à lever une partie du voile.
La mort cellulaire chez cet animal a le mérite de paraître (relativement)
simple : une protéine, de la famille des caspases, sert de ciseau
moléculaire et taille la cellule en pièces. C’est l’exécuteur.
Mais pour fonctionner, cet exécuteur a besoin d’être activé.
C’est une autre protéine qui s’en charge, qu’on appellera donc l’activateur.
La survie de chaque cellule se joue autour de cet activateur : tant qu’il
est bloqué, l’apoptose ne peut pas démarrer. Pour survivre, la
cellule doit donc produire, en permanence, une molécule qui neutralise
l’activateur. Un protecteur, en somme. Dès qu’elle arrête de produire
ce protecteur, ou si une substance antagoniste l’empêche d’agir, l’autodestruction
devient inéluctable.
Chez les mammifères, les mécanismes sont grossièrement
les mêmes. Mais la quantité de molécules différentes
qui interviennent change radicalement. Une multitude de protecteurs et de substances
antagonistes se neutralisent mutuellement, pour contrôler plusieurs activateurs,
capables, eux-mêmes, de mettre en route une quinzaine d’exécuteurs.
De quoi rendre cette mort cellulaire extraordinairement plus complexe. Mais
le principe reste identique : chaque cellule porte en elle une " bombe
à retardement ", qui peut s’enclencher à tout moment.
Et la mise en route de cette autodestruction n’a rien d’exceptionnel. " Toute
cellule, prélevée et replacée dans un autre endroit du
corps, ou isolée dans un tube à essai, ne fait le plus souvent
qu’une chose : elle se tue ", constate en effet Jean Claude Ameisen,
professeur d’immunologie à l’hôpital Bichat (Paris), et spécialiste
des phénomènes de mort cellulaire. La question n’est donc pas
tant de savoir ce qui tuera la cellule, mais plutôt ce qui fera qu’elle
ne se tue pas.
On sait aujourd’hui que différentes molécules, libérées
au voisinage d’une cellule, vont l’aider à survivre. C’est le cas de
certains facteurs de croissance. D’autres, au contraire, vont déclencher
son apoptose. Comme le Fas ligand, une molécule qui se fixe sur l’un
des récepteurs de la cellule. Ce qui déclenche une cascade de
réactions chimiques, au cours desquelles différentes protéines
– des caspases – sont activées. Ces caspases vont provoquer une série
de dommages dans la cellule, rendant ainsi l’apoptose inéluctable.
Facteurs de survie contre signaux de mort
Les mécanismes précis,
qui vont conduire telle cellule, dans un environnement donné, à
s’autodétruire ou à survivre sont encore mal connus. Chaque famille
de cellules dispose, en effet, de ses propres signaux de survie et de mort.
Et plus une cellule reçoit de signaux de mort, plus elle aura besoin
de facteurs de survie pour résister à l’apoptose. Le destin de
la cellule dépend alors d’équilibres statistiques très
complexes, pour lesquels il est difficile de déterminer le seuil à
partir duquel le processus devient irréversible. " La cellule
peut s’engager dans un début d’apoptose sans aller jusqu’au bout " ,
remarque ainsi Corinne Abbadie, à l’Institut de biologie de Lille (Institut
Pasteur de Lille).
Pour compliquer le tout, les signaux de mort sont souvent ceux qui, en fait,
poussent la cellule à se différencier ou à se diviser.
Car la cellule, lorsqu’elle se transforme, a besoin de nouveaux signaux pour
survivre. Si elle les trouve, elle continuera à se différencier
ou à proliférer. Dans le cas contraire, elle se détruira.
Tout signal de différenciation ou de prolifération est donc un
signal de mort s’il n’est pas accompagné de facteurs de survie additionnels.
Les spécialistes de l’apoptose s’aperçoivent, par ailleurs, que
les outils qu’ils croyaient réservés à la mort cellulaire
remplissent d’autres fonctions. C’est le cas du cytochrome C. Cette molécule
est indispensable aux mitochondries, ces petits organites qui, à l’intérieur
de la cellule, lui fournissent son énergie. Mais dès que le cytochrome
C quitte la mitochondrie, il contribue à tuer la cellule. De quoi jeter
un peut plus le trouble sur l’origine de cette mort programmée.
Car le suicide cellulaire, les biologistes s’en rendent compte aujourd’hui,
remonte probablement très loin dans l’histoire du vivant. On en retrouve
en effet la trace dans les bactéries et autres organismes unicellulaires,
qui font partie des formes de vie les plus primitives. Voilà qui laisse
assurément perplexe : quel avantage une cellule isolée trouverait-elle
à se supprimer? Un raisonnement biaisé, selon Jean Claude
Ameisen, pour qui la mort cellulaire n’a pas eu forcément, à l’origine,
de finalité.
Le scénario qu’il propose suit une autre piste. Et fait émerger
la mort cellulaire programmée des combats mortels qui agitent, depuis
des milliards d’années, l’univers des virus et des bactéries.
Les bactéries, remarque-t-il, sont souvent infectées par des plasmides.
Ce sont de minuscules parasites, constitués d’un simple petit ruban d’ADN.
Lorsque l’un d’entre eux envahit une bactérie, il l’oblige à fabriquer
les protéines correspondant aux informations génétiques
qu’il contient. C’est comme cela que les plasmides parviennent à se reproduire.
Imaginons qu’un de ces plasmides contienne, dans ses gènes, de quoi produire
une protéine toxique, capable de détruire la bactérie,
et une autre molécule, protectrice mais instable, qui bloque la toxine.
Une fois infectée, la bactérie produit donc, avec les gènes
du plasmide, la toxine et l’antidote. Mais comme celui-ci est instable, il ne
protège cette bactérie que durant un temps limité.
La bactérie infectée ne peut donc plus se passer du plasmide.
Car sans lui, elle se retrouve sans antidote pour la protéger des toxines
accumulées.
Mais supposons que la bactérie récupère, par hasard, les
gènes du plasmide permettant de fabriquer ces deux substances, et qu'elle
les intègre dans son propre patrimoine génétique. Elle
peut alors se débarrasser du parasite et produire, toute seule, l’antidote.
" Péché originel "
Ce nouveau pouvoir a pu
aider ces bactéries à s’introduire dans les premières cellules
eucaryotes, celles à partir desquelles se sont construits les organismes
multicellulaires. Comment ces bactéries se sont-elles infiltrées ?
Toujours selon le même principe : puisqu’elle produisent à
la fois la toxine et l’antidote, ces bactéries ne peuvent plus quitter
la cellule sans la faire mourir.
Il est possible que le hasard ait permis par la suite aux cellules eucaryotes
de capturer, à leur tour, des gènes bactériens. Et d’insérer
ainsi, dans leur patrimoine génétique, l’ancêtre d’un exécuteur
et d’un protecteur. C’est ainsi que serait apparue, au sein des organismes multicellulaires,
la capacité pour chaque cellule de s’autodétruire. Une capacité
qu’elles auraient conservée jusqu’à aujourd’hui.
Un deuxième scénario repose sur ce que Jean-Claude Ameisen appelle
l’hypothèse du " péché originel ". Il s’appuie
sur une idée simple : la cellule, pour se construire ou se dédoubler,
utilise depuis toujours des outils chimiques puissants. Si puissants, que si
leur fonctionnement n’était pas étroitement contrôlé,
ils pourraient aller jusqu'à détruire la cellule. " L’idée
est donc que les réseaux d’enzymes bâtisseurs n’ont pu se pérenniser
et se propager, que lorsqu’ils étaient associés à des réseaux
d’inhibiteurs et de protecteurs, capables de restreindre ou d’interrompre leur
activité ", explique Jean Claude Ameisen. En clair, le pouvoir
de se construire aurait pour prix celui de s’autodétruire. L’évolution
aurait ensuite sélectionné des protecteurs puissants, capables
de " calmer le jeu ". Mais elle a probablement favorisé, en
parallèle, des exécuteurs redoutables, capables de déclencher
brutalement le suicide cellulaire et de faire disparaître une partie des
cellules au profit de la collectivité.
Ces récits sont, pour une large part, spéculatifs. Mais ils n’en
ont pas moins, selon leur auteur, une portée pédagogique :
tous deux montrent en effet que la mort programmée n’a pas été
forcément " inventée " à un moment donné
par les organismes multicellulaires pour répondre à un besoin
précis. Elle est apparue. Et seule l’histoire du vivant a fait qu’on
ne peut plus aujourd’hui s’en passer.
" Si on inactive certains des gènes qui contrôlent la mort
cellulaire chez les souris, les embryons ne sont pas viables. Cela ne prouve
pas que la mort soit indispensable, rappelle Jean Claude Ameisen. Mais
la manière dont nous sommes construits depuis des centaines de millions
d'années fait que, quand on bloque cette mort cellulaire, tout s’écroule. "
Voici qui nous ramène à notre embryon. L’apoptose y façonne
aujourd’hui ses deux systèmes les plus complexes : le cerveau et
les défenses immunitaires.
Ici, il s’agit de créer des millions d’anticorps et de récepteurs
différents, capables de neutraliser une variété quasi infinie
d’intrus ; là, de construire un système nerveux de cent milliards
de neurones, chacun pouvant être connecté à quelque dix
mille neurones, soit environ un million de milliards de connexions. Or, nous
ne possédons en tout et pour tout que cent mille gènes environ.
Impossible, donc, de coder chaque lymphocyte, chaque connexion, par un gène
différent.
" On sort de la simple sculpture d’une forme, explique Jean Claude
Ameisen, pour entrer dans les phénomènes d’auto-organisation :
comment, à partir d’un nombre limité d’informations génétiques,
construire un système dont la complexité dépasse ce qui
pourrait être codé de façon explicite dans les gènes ".
Une diversité sous contrôle
Cette complexité,
seule l’intervention couplée du hasard et de la mort cellulaire pourra
la faire émerger : d’un côté, le hasard crée
une diversité quasi infinie de combinaisons ; de l’autre, la mort
cellulaire détruit celles qui ne fonctionnent pas.
Dans le cerveau, le jeune neurone envoie un prolongement appelé axone
à la rencontre d’autres neurones. Un axone qui ne part pas dans n’importe
quelle direction : il progresse le long d’un gradient de signaux chimiques
– des molécules appelées facteurs chimiotactiques – dont la concentration
augmente au fur et à mesure qu’il se rapproche du groupe de neurones
qui les émet. D’autres substances, répulsives cette fois, l’empêchent
de s’écarter de sa route. Le résultat ? Un balisage sommaire,
mais efficace : le neurone dirige son axone vers l’un des partenaires qui
l’attirent, en évitant les régions qui le repoussent. Quelques
gènes suffisent pour coder cela.
Cette recherche de connexion va durer quarante huit heures environ. Deux jours,
qui scelleront le destin du neurone. Car dès qu’il développe son
axone, il enclenche, en parallèle, son autodestruction. Et il n’échappera
à la mort que s’il parvient à capter des molécules que
sécrètent, en plus des facteurs chimiotactiques, les autres neurones
avec lesquels il est génétiquement " autorisé "
à se connecter.
Ces signaux, ou facteurs neurotrophiques, sont émis en très faible
quantité. Le neurone doit donc établir une connexion étroite
avec son partenaire. S’il se connecte mal, ou si le partenaire n’est pas le
bon et ne sécrète donc pas les bons facteurs de survie, le neurone
sera détruit.
" Ce qui est codé génétiquement, ce n’est donc
pas le fait que telle ou telle cellule va mourir, résume Jean Claude
Ameisen, c’est le fait que la cellule ne va vivre que si elle trouve les
bons facteurs de survie. Ce qui est codé, c’est une potentialité,
pas un destin individuel ".
Le système immunitaire se construit selon le même principe. A partir
de quelques centaines de gènes, combinés au hasard, chacune de
ses cellules, ou lymphocytes, se munit de récepteurs différents,
capables de réagir à certaines molécules et pas aux autres.
Ce sont les récepteurs qui décideront du destin de la cellule
qui les possède.
Ainsi, pour survivre, le lymphocyte doit être capable de réagir
aux protéines de l’organisme appelées protéines du " soi ".
Mais cette réaction doit rester faible. Elle ne doit pas, à elle
seule, déclencher l’attaque du lymphocyte. Car il se retournerait alors
contre les propres cellules de l’embryon. Les gardiens de notre immunité
sont donc sélectionnés pour leur capacité à reconnaître,
sans les attaquer, les substances produites par l’embryon. Ceux qui ne réagissent
pas sont éliminés. Ceux qui réagissent trop violemment
le sont aussi. Combien disparaissent ainsi ? Environ 95%. Une sélection
impitoyable. Mais c’est à ce prix qu’émergeront, au sein de l’embryon,
les fonctions les plus complexes.
Illustrations :
Pour en savoir plus :
- Jean Claude Ameisen, La
Sculpture du vivant,
Editions du Seuil, 1999.
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